Chaque vie est un roman.
Introduction
Lorsque
vous poussez la porte des « Lignes du temps », vous entrez dans mon
domaine, mon antre. Ce qui vous frappe de prime abord est un savant mélange de
livres et d’objets un peu hétéroclites. Vous pourrez trouver que l’endroit est
un peu encombré, un peu en désordre. Mais je vous rassure, je m’y retrouve très
bien. Et puis avouez : vous vous sentez bien ici. C’est chaleureux, cosy
comme on dit maintenant. Si vous allez au fond de la boutique, vous trouverez
deux bergères bien douillettes derrière une petite table ronde. Installez-vous
y pour lire quelques pages d’un livre qui a retenu votre attention. Si vous
vous montrez sympathiques, vous aurez même droit à une tasse de thé. Et si
celui-ci vous plaît, vous pourrez aller chez Juliette, une jeune amie
trentenaire, qui tient le tea-room un peu plus loin, le « Goût de la
madeleine », et qui vous en vendra. Elle a aussi un bel assortiment de
papiers à lettre, de cartes et de carnets.
Tiens,
la voici justement. Attendez-vous à une entrée théâtrale ! Et voilà ! La porte
claque à toute volée. Qu'est-ce que je vous disais ?
«
- Bonjour, ma belle ! Toujours aussi rayonnante !
-
Bonjour, mon lapin ! Tu sais que tu ressembles de plus en plus à Maxime Le
Forestier depuis que tu t'es laissé pousser les cheveux !
-
Merci pour le compliment. Est-ce mon prénom qui t’a suggéré la
comparaison ? On m’a déjà dit que je ressemble à Moustaki. Cela ne me
dérange pas d’avoir une gueule de métèque. Je suis nature. Tu le sais bien et
je dis toujours ce que je pense. Aussi je te dis qu’aujourd’hui tu es
particulièrement superbe. Serais-tu amoureuse, ma belle ? »
Pour
toute réponse, je n’ai droit qu'à un petit rire et à une question :
« -
Alors où as-tu trouvé une place pour ton dernier coup de cœur, ce miroir qui
t’a tant plu à la Brocante du Vieux Chêne ? Avec tout ce qui s’entasse
dans ta boutique, tu as dû avoir du mal à le caser.
-
Oh pas tant que ça. Je lui ai trouvé tout de suite une place de choix, dans le
passage menant au petit salon. D’une part il reflète un peu les suspensions et
apporte de la lumière dans cet endroit plus sombre et puis il me permet de voir
ce qui se passe dans le fond de la boutique depuis mon desk, comme tu dis.
-
Ah oui ! Tu as bien choisi son emplacement. L’endroit était trop étroit
pour mettre un rayonnage sur ce mur. C’est vrai qu’il est beau avec ses
parcloses, du pur style Napoléon III !
Bon,
je file. Il faut que je retourne à ma boutique. Je suis venue te rapporter le
bouquin que tu m’as prêté. Je l’ai dévoré. Tu es un conseiller parfait. Voici
aussi le carnet que tu m’as commandé et des cartes de visite pour déposer sur
ton comptoir. »
Après
une bise affectueuse, Juliette s’éclipse et c’est soudain comme si un nuage
passait devant le soleil.
Je
vous disais donc qu’ici vous ne trouverez que de la bonne littérature. Il y a
trop de livres publiés de nos jours. Il est impossible de tout lire. Et comme
chez moi la place est limitée, j’ai décidé dès le départ de ne présenter que
des ouvrages qui en valent la peine. Je pourrai vous conseiller si vous le
souhaitez.
Si
ce sont les succès et prix littéraires que vous recherchez, vous risquez de ne
pas les trouver. Si vous y tenez, je peux bien sûr vous les commander.
Mais
il y a tous ces auteurs oubliés aujourd’hui et qui méritent d’être lus. J’ai
donc consacré un espace à ces titres épuisés, principalement des auteurs de la
fin du dix-neuvième siècle et de début du vingtième.
Et
il n’y a pas que des romans, j’ai aussi de la poésie, des ouvrages de
philosophie, de sciences humaines, des ouvrages sur les religions et
l’ésotérisme.
Prenez
votre temps.
Je
trouve mon miroir vraiment beau et pratique ; il me permet d’observer
discrètement mes clients mais je n’aime pas trop y voir mon reflet. C’est moi,
ça ! ce presque vieil homme. Où est passé le jeune gars qui croyait encore
à tous les possibles, à l’amour ? J’ai quelques amis et pas mal de
connaissances mais les seuls qui ne m’ont jamais déçu ce sont les livres. Ils
sont toute ma vie.
Temps de chien.
Il fait un
temps à déprimer aujourd’hui. En fait nous avons de la pluie et un vent glacial
depuis plus d’une semaine.
Tiens,
voilà Juliette ! Avec elle s’engouffre une bourrasque de vent et un nuage
de gouttelettes.
« -
Bonjour mon lapin ! Je sais, je ne ressemble pas à Aphrodite marchant sur l’écume
des vagues. On pourrait plutôt me prendre pour Ophélie. J’ai même de l’herbe
accrochée à mes bottes. Rassure-toi, je ne vais pas saloper ta boutique. J’accroche
tout de suite mon ciré à ton joli porte-manteau. Je l’adore ; si un jour
tu le vends, pense à moi !
-
Bonjour Juliette ! Quel bon vent t’amène ? Enfin l’expression n’est
pas de mise aujourd’hui. Mon humeur est à l’unisson du temps, sombre. Il n’y a
pas un chat. Les ventes sont au plus bas. Déjà qu’habituellement ce n’est pas
une bonne période. Même le week-end les chalands se font rares.
-
Justement, je suis passée te dire que Victor fermera sa boutique à la fin de
l’année. Tu le savais ? Cela te fera un concurrent de moins et tu pourras
peut-être lui acheter à bon prix une partie de son stock.
-
J’en doute. Lui s’est spécialisé dans le policier, la science-fiction et le
fantastique qui ne sont pas vraiment mes domaines de prédilection. Qui plus
est, un commerce de moins ne favorise pas l’attractivité de la commune. Toi, tu
n’es pas ici depuis longtemps. Avant il y avait plein de boutiques. C’était
vivant. Mais les gens lisent moins et nous avons la concurrence d’Amazon et de
sites comme Momox. Je ne sais pas combien de temps nous, les derniers des
Mohicans, pourrons tenir.
-
Mes affaires fluctuent très fort. Á certains moments je dois courir en tous
sens et à d’autres, comme maintenant, c’est mort, le désert. Je ne sais jamais
si je dois prévoir des cakes et des scones ou pas. Je me demande si je ne vais
pas me contenter de vendre et servir du thé. La papeterie, elle, marche pas
mal, sans doute parce que je connais des artisans qui confectionnent des
produits originaux et de qualité.
-
Ce qui me désole, vois-tu, c’est que l’office du tourisme ne soit pas plus
actif. Et c’est la même chose pour l’association des commerçants. Du coup on ne
parle plus de Redu et la fréquentation s’en ressent. Un jour il faudra bien que
je me retire mais je ne me vois pas mettre la clé sous le paillasson.
J’aimerais remettre la boutique à un jeune motivé qui se sera formé à mes
côtés. Je doute parfois que cela se produise.
-
Tiens, tu as oublié un chiffon près du miroir ! Ce n’est pas très joli.
-
Je ne sais pas pourquoi mais, depuis quelques jours, il devient par moment un
peu opaque. Je pensais que c’était de la poussière ou un peu d’humidité, mais
non. Mon chiffon reste propre et sec. Le miroir redevient transparent puis se
trouble à nouveau. Je n’y comprends rien. C’est comme si, par moment, la
lumière y était absorbée.
-
Oui, c’est bizarre. Mon lapin, tu n’as pas très bonne mine. Tu as vu récemment
un médecin ?
-
Je dois passer bientôt chez Louis. Il me vaccinera contre la grippe et la
covid. C’est un ami ; je lui demanderai de m'ausculter et de me dire si tout va
bien.
-
Et comment va Argos ?
-
Il est comme moi, déprimé. Lui qui aime tant se balader demande vite à
rentrer. Il n’aime pas être mouillé.
-
Bises, mon lapin. Je file. Ce n’est pas qu’on m’attende mais on ne sait jamais.
-
Á bientôt, Juliette !
Rattrapé
par le passé.
« -
Bonjour, Maxime !
-
Oh, bonjour Myriam ! Tu te promènes ? » Tu es bien la dernière
personne que j’ai envie de voir aujourd’hui.
« -
Je me suis dit que ça te ferait plaisir de me revoir. Il est toujours fort
sympathique, ton magasin. Mais dis-moi, c’est bien calme. C’est vrai que la
météo n’incite pas à se balader. Le temps doit te paraître bien long. Mais je
suis là ! Cela fait combien de temps que nous ne nous sommes pas vus ?
Six mois ! Je t’ai appelé plusieurs fois mais tu n’avais jamais le temps
pour me parler. J’espère qu’il y avait plus de clients qu’aujourd’hui. »
Et
allez, le moulin à paroles est de retour ! Si tu savais que je n’étais pas
toujours occupé mais que je n’avais pas envie de renouer une relation avec toi.
C’est vrai que celle-ci a été assez brève mais passionnée, torride même. Tu es
une très jolie femme, Myriam, et tu sais comment mettre en valeur tous tes
attraits. Mais ce que tu peux être étouffante !
« Alors
je me suis dit que j’allais te rendre une petite visite. ? Tu fermes bien
ta boutique entre midi trente et quatorze heures ? Ma voiture est garée
pas loin. Je te propose d’aller manger au restaurant Pluriel, à Transinne. Tu
ne peux pas refuser. La dernière fois tu m’as invitée. Maintenant c’est mon
tour.
-
Je ne pensais pas sortir. Tu vois que je ne me suis pas habillé.
-
Tu n’es quand même pas tout nu. Dommage ! Tu es très bien comme cela. J’ai
toujours aimé ton style décontracté, un peu bohème. »
Tu
n’as pas besoin de le dire. Je perçois bien que tu es en chasse et que je suis
ton gibier. Le désir irradie de toi. Sache, ma belle, que je n’en ai pas envie.
Mais je ne suis pas un goujat. Je ne vais pas te remballer sans y mettre les
formes. À moins que tu ne me pousses à bout comme tu sais si bien le faire. Je
sens que tu commences déjà à m’énerver.
« -
Oh ! tu as un miroir. Il est beau ! »
Et
la voilà qui minaude et se rajoute une couche de gloss sur les lèvres.
Je
suis fou ou quoi ? On dirait que sa bouche saigne. Dans le miroir son
reflet, un bref instant, a été celui de Méduse. Sa coiffure crêpée ressemblait
à des serpents. Mais non, tout est normal. Elle n’a pas cessé de s’admirer.
« -
Allons-y, mon coco. » Sa main se pose avec force sur mon avant-bras.
« -
Un petit instant, veux-tu ! Je dois fermer ma caisse et activer
l’alarme. »
Dans
sa voiture, tout en conduisant, elle pose par moments la main sur ma cuisse. Ah
ce n’est pas une femme ordinaire. C’est ce qui m’avait plu chez elle mais c'est
aussi ce qui m’a très vite exaspéré. J’ai compris ce que beaucoup de femmes
ressentent face aux contacts trop insistants de certains hommes.
« Fais
attention ! Cette route est dangereuse avec tous ses lacets.
-
Le danger m’a toujours excitée.
-
Moi pas . Il y a des jeux qui une fois expérimentés ont perdu tout leur
attrait.
-
De quoi parles-tu, coco ? Tu penses que je joue un jeu dangereux ?
Rassure-toi je sais me maîtriser ainsi que la situation. Tu te
souviens ? »
Voilà
un terrain que je ne veux plus explorer.
« -
Si tu abordes encore le sujet, je te demanderai de me raccompagner tout de
suite. Ne penses plus à ça. Et garde tes distances, je te prie. »
Sa
main droite quitte ma cuisse pour se poser sur le volant.
«
Tu sais, la vie est courte. Profites-en tant que tu le peux. »
Ces mots
ont résonné tout particulièrement pour moi.
Projets et confidences.
-
C’est gentil de m’avoir invitée ici, Maxime !
-
J’avais envie de découvrir ce restaurant dont on dit tant de bien et j’ai pensé
que ce serait plus sympa de le faire avec toi, Juliette !
-
Merci. Mais au fait je ne sais toujours pas ce que ton médecin et ami, Louis,
t’a dit. Tu as meilleure mine. Alors c’était un trop plein de fatigue ?
- En fait il m’a déclaré qu’il ne sait pas soigner ce que j’ai. Ne fais pas cette tête-là ! Ce n’est pas si grave, c’est juste l’âge. Il faut que je m’y fasse. Mais c’est dur souvent de me voir dans un miroir. Celui de la boutique ne m’embellit pas. Quand je m’y regarde, j’ai l’impression de voir un presque vieillard et je m’attends à découvrir la grande faucheuse derrière mon épaule.
-
Toi, mon lapin, tu déprimes !
-
C’est vrai que les affaires ne marchent pas fort pour le moment.
- À qui le
dis-tu ! La météo pourrie fait fuir les visiteurs. Je n’ai jamais connu
une période aussi calme.
-
Justement je t’ai invitée au « Millefeuille » pour te demander
conseil et aide. Je cherche un moyen de faire entrer du cash en caisse. Je me
suis dit que je pourrais exploiter mes connaissances en littérature. Je pense
créer un site qui proposera des conférences-ateliers sur un auteur, un style
d’écriture. Pour rendre cela plus attractif, je compte organiser des séances en
Zoom, à la fin desquelles les participants pourront poser des questions ou
faire des commentaires. Si, à la boutique, quelques personnes pouvaient
m’entourer ce serait plus chaleureux.
-
Si je suis libre, ce sera avec plaisir.
-
Je sais bien que je peux compter sur toi et sur Louis. Comme accroche, la
première séance sera gratuite puis ce sera payant. Je pense à vingt euros par
conférence, soit cent euros pour les cinq séances annuelles, une tous les deux
mois sauf en juillet et août.
-
Tu crois que ça va marcher ? Les gens veulent retirer de leur argent un
peu plus que des informations.
-
Ceux qui paieront vingt euros bénéficieront, chez moi, d’une remise de dix pour
cent sur leurs achats pendant deux mois. Et ceux qui souscriront à l’abonnement
auront quinze pour cent de remise annuelle. Je pense aussi animer un atelier
d’écriture en ligne, autour de la conférence. Même idée. Ceux qui voudront y
participer devront verser cent euros et bénéficieront de quinze pour de cent de
remise. Et si quelqu’un s’abonne aux conférences et à l’atelier, il se verra
offrir cinquante pour cent. Mais il faudra créer un site qui soit attractif. Ce
qui n’est pas mon fort. Pourrais-tu m’aider, Juliette ?
-
Je ne suis pas une spécialiste en informatique même si je me débrouille plutôt
bien. Mais je connais un gars qui pourrait le faire.
-
Ne va-t-il pas me demander trop cher ? Mes ressources sont limitées.
-
Tu pourras négocier cela avec lui. Il est assez contestataire vis-à-vis du
système et l’argent n’est pas une priorité pour lui. Explique-lui franchement
ta situation. Je suis certaine qu’il va dire oui et qu’il sera de bon conseil.
-
Je m’illusionne peut-être. Mais je ne vois pas ce que je pourrais faire
d’autre. Et puis j’ai un bon fichier de clients potentiels. Plusieurs
pourraient être intéressés.
-
J’espère que ça marchera. Dès que tu seras prêt, je relaierai l’info.
-
Le printemps approche. Les touristes vont revenir. Je vais essayer de
convaincre l’association des commerçants et l’office de tourisme de créer une
animation durant le week-end pascal. On pourrait faire venir des food-trucks.
Des conteurs baladeraient les touristes dans la commune et raconteraient des
légendes de nos Ardennes. Il faudrait aussi prévoir des chapiteaux et de la
musique.
-
Ah, voici notre entrée ! Je n’ai pas encore gouté un millefeuille de
langue et de foie gras. Ça semble rudement bon !
-
J’adore la langue Lucullus ! Avec ce verre de Jurançon c'est l'accord
parfait. Garde de l’appétit pour la suite, un vol-au-vent de poule faisane
accompagné de fleurons en pâte feuilletée.
-
À ta santé, Maxime !
-
À la tienne et à Redu !
-
Et à tes projets !
Administrations et déceptions.
- Eh bien, mon cher Maxime, l’association des
commerçants a bien entendu vos suggestions. Nous vous en remercions mais la
commune doit, hélas, remettre « Redu en fête » à une année
ultérieure. Notre nouveau bourgmestre et son collège ont d’autres priorités.
-
Pourtant je croyais que le MR était favorable aux projets des indépendants. Ce
sont les petits commerçants qui font vivre la cité et y attirent du monde.
-
Certes, vous avez raison. Mais vous connaissez l’état des finances communales.
Le budget doit être revu. Et je suis au regret de vous dire que la culture
n’est pas la priorité. Outre l’assainissement des finances, l’axe principal
consiste à rendre nos routes plus sûres et cela passe par la réfection des
voiries.
-
Ne croyez-vous pas qu’il serait plus judicieux de penser aux transports en
commun ? Il n’y a plus de gare à moins de vingt-cinq kilomètres et la
ligne de bus 61 n’est pas très performante.
-
Mais oui, justement, les bus circulent aussi sur la voirie communale. Et comme
le disait un vieux slogan : « la voiture, c’est la liberté ».
Vous devez savoir que nous avons des projets de parkings équipés de bornes de
rechargement pour les voitures électriques.
-
Moi, je ne vois qu’une chose : alors que le beau temps est enfin revenu,
nous allons rater une occasion de relancer nos commerces.
-
Mais c’est aussi notre souci. Et nous soutenons toutes les initiatives
individuelles qui vont dans ce sens. Soyez inventif. Prenez votre avenir en
main.
-
C’est bien ce que j’essaie de faire. J’ai en projet la création d’un site
offrant d’une part des conférences et aussi des ateliers d’écriture. Les
premières moutures ne me satisfaisaient pas entièrement mais le concepteur du
site l’a presque terminé.
-
Et bien voilà, mon cher Maxime, tout va bien pour vous. Je m’en réjouis.
Excusez-moi mais je dois vous quitter. Je suis déjà en retard.
-
Allô, Juliette. Tu ne devineras jamais qui vient de passer pour me parler…
l’échevin du tourisme.
-
Ils vont faire une grande animation ?
-
Crois-tu ! Ils ont mis le projet aux oubliettes. C’est priorité aux
finances en prenant en compte l’urgence des dépenses. Tu penses bien ce n’est
pas le cas de la culture.
-
Oh zut !
-
Oui, c’est chacun pour soi. Si on veut des animations, c’est à nous de les
financer. N’importe quoi !
-
Au fait, comment vas-tu, mon lapin ?
-
Aussi bien que l’on peut aller à mon âge.
-
Arrête de parler toujours de ton âge ! Tu es une des personnes les plus
dynamiques que je connaisse. Et, si tu le voulais, tu pourrais toujours
séduire.
-
Pourquoi, tu poserais ta candidature ? Non, je plaisante. Et je t’avouerai
que, tout récemment, j’ai eu une vieille opportunité qui s’est représentée,
mais non merci ! Je me suis habitué à ma vie de solitaire. Quelques bons
amis me suffisent. Tiens, tu vas me croire un peu cinglé mais, quand l’échevin
est passé devant le vieux miroir, j’y ai vu, à la place de son visage, le
masque de l’orgueil, de la froideur et du mépris. Mais lui ne s’est rendu
compte de rien et a juste redressé son nœud de cravate.
-
Et ce miroir se brouille encore souvent ?
-
De temps en temps. On dirait que de la buée ou de la poussière le recouvre,
alors qu’il n’y a rien. Je ne comprends pas.
Une vérité difficile à entendre.
- Bonjour,
Maxime. Assieds-toi.
-
Bonjour, Louis.
-
Ton dernier bilan ne me plaît qu’à moitié. Tu réagis au traitement mais
l’évolution positive est très lente. Comment te sens-tu, Maxime ?
-
Très fatigué. C’est long ! Je n’ai pas de nausée et grâce au casque
réfrigérant qu’on me met à l’hôpital, lors des séances de rayons, je ne perds
pas trop de cheveux.
-
C’est le médecin et pas l’ami qui te parle. Il va falloir penser à lever le
pied. Ta boutique te fatigue physiquement mais surtout nerveusement. Je
comprends parfaitement tout ce que tu traverses et ressens.
-
Louis, ce qui me tracasse le plus c’est de savoir jusqu’à quand je serai
capable de mener la même vie. Je ne veux ni voir des regards attristés ni
entendre des paroles compatissantes. Cette foutue tumeur ne gagnera que lorsque
je serai à bout.
-
Je sais que tu attends de moi de la franchise. Ta tumeur est inopérable, on te
l’a dit. Là où elle est située, dans ton cerveau, on ne pourrait l’extraire
sans toucher des zones essentielles, avec des conséquences irréversibles. Elle
grossit, moins vite, mais elle grossit. Tant qu’elle ne comprime pas trop une
zone sensorielle, tout semble aller bien, ou presque. Mais tu dois prendre tes
dispositions. Pourras-tu recevoir de l’aide et du soutien de proches ?
Juliette est une belle personne qui t’apprécie beaucoup, je crois, et n’est pas
insensible à ton charme.
-
Qu’ai-je à lui offrir si ce n’est un corps déglingué et un avenir à court
terme ? Son amitié me suffit et, comme je l’ai dit, je ne veux pas de sa
compassion. Ce qui me hante c’est l’avenir de la librairie. Je n’ose l’imaginer
laissée à l’abandon. Tous les trésors qu’elle contient ne peuvent être
éparpillés au hasard. Je voudrais tant transmettre tour cela à quelqu’un !
Mais personne ne semble intéressé. Les jeunes préfèrent les e-books à mes bons
vieux amis.
-
Il n’empêche que je te conseille vivement de réduire tes horaires d’ouverture.
La fatigue que tu ressens est autant due au traitement de la chimio et de la
radiothérapie qu’au fait que ton corps s’use. Ton cœur n’est plus celui de tes
vingt ans. Le dernier électrocardiogramme montre des phases d’irrégularité. Tu
dois le ménager !
-
Tu n’as rien de mieux à me dire ?
-
Si et c’est maintenant l’ami qui te parle. Tu n’es pas tout seul. Tu peux
compter sur moi. Que dirais-tu de passer une quinzaine de jours avec ma femme
et moi dans notre maison de la Côte d’Opale, fin juillet ou début
août ? Bon, je vois ton regard. Quinze jours loin de ta boutique
c’est trop. Et bien viens au moins une semaine. Sache que c’est une
prescription et que c’est le médecin qui la préconise. Ah, tu souris !
Cela me fait plaisir. Et puis Argos pourra courir à sa guise.
-
Tu sais, Argos commence à se faire vieux, comme moi. Il ne voit plus très bien
et a parfois des crises d’arthrose. Si je ne trouve personne pour s’occuper de
lui lorsqu’il le faudra, le vétérinaire l’euthanasiera. Argos est, comme moi,
un vieux loup solitaire. Nous nous sommes habitués l’un à l’autre mais nous
sommes trop vieux pour refaire notre vie avec quelqu’un.
-
Bon pas de doute, ton moral n’est vraiment pas bon. Tu ne cesses de dire
« vieux ». Je ne vais pas te prescrire un anti-dépresseur mais tu
prendras quand même un léger anxiolytique. Tu dors bien ?
-
J’ai régulièrement des insomnies.
-
Je te prescris également de la mélatonine. Cela t’aidera à t’endormir et
améliorera la qualité de ton sommeil. Ce qu’il te faut aussi, même si c’est
pour toi parfois difficile, c’est sortir, fréquenter des gens. Tu devrais te
confier à Juliette mais je sais que tu ne le feras pas. Tu ne penses pas qu’en
tant qu’amie elle a le droit de connaître ton état de santé ?
-
Merci Louis. Je vais penser à ta proposition pour les vacances. C’est très
gentil. On verra.
-
N’hésite pas à venir au cabinet ou à m’appeler à n’importe quel moment.
-
Bonne journée, Louis. Je ne te retiens pas plus longtemps car ta salle
d’attente est pleine et tes patients vont s’impatienter, ce qui serait un
comble.
- Je te retrouve bien là. Tu n’as pas perdu l’amour
des mots. Au revoir, Maxime.
Un
repreneur enfin !
-
Bonjour ! Vous êtes seul, Maxence ? Maxime n’est pas là ?
-
Bonjour ! Non, il est parti avec Argos.
-
Vous vous habituez bien ici ? Votre nouveau travail vous plaît ?
demande Juliette.
-
Oui, parfaitement. Maxime m’est d’une aide précieuse grâce à sa longue
expérience et la liste de ses contacts.
-
Cela fait combien de temps que vous travaillez avec lui ? Trois
mois ?
-
Cela en fera quatre dans une semaine. Le temps passe vite.
-
Comment êtes-vous arrivé ici, Maxence ? Je suis peut-être un peu
indiscrète mais je n’ai pas beaucoup vu Maxime ces derniers temps. J’ai
l’impression qu’il m’évite.
-
En fait j’étais depuis longtemps un de ses clients et, quand il a proposé ses
conférences et ateliers, je m’y suis inscrit. Depuis toujours je suis féru de
littérature. Au fil de nos échanges, j’ai appris qu’il souhaitait remettre sa
bouquinerie. J’étais alors cadre dans une société d’investissement. Arrivé à un
peu plus de quarante ans, j’avais l’impression d’avoir épuisé tout l’attrait de
la profession et je ne pouvais plus espérer de grands avancements. De plus, la
société venait d’être rachetée par un consortium financier et des
restructurations devaient avoir lieu. J’en ai profité pour négocier mon départ
dans de bonnes conditions financières et, comme je venais également d’hériter
d’une grosse somme d’argent, je n’avais plus de soucis pour l’avenir. Dans
quelques jours, Maxime et moi acterons, chez son notaire, la vente du commerce.
Il s’est proposé de rester à mes côtés encore six mois environ pour faciliter
la transition et sans doute aussi pour qu’il puisse s’habituer progressivement
à sa nouvelle vie.
-
En effet, ce sera un grand changement pour lui. Je me demande ce qu’il compte
faire par la suite. Je ne le vois pas rester inactif. Au fait, vous comptez
apporter des modifications à la boutique ?
-
Non, pas de grands changements. J’y imprimerai mon style bien sûr mais je
garderai ce qui en fait le charme et qui est dû à son propriétaire actuel. Je
ne sais pas si Maxime voudra récupérer le miroir à parecloses que je trouve
sinistre. Il n’est pas trop piqué pour un au mercure mais il reste
éternellement terne et paraît sale. Ça ne va pas ici. Lui, il disparaîtra.
-
Tiens, voilà justement notre ami. Bonjour Maxime !
-
Bonjour !
-
Où est Argos ?
-
Au pays de la jeunesse éternelle où le soleil brille et où tout est en fleurs.
Il a été euthanasié tout à l’heure. On oublie que nos fidèles compagnons vivent
moins longtemps que nous.
-
Oh, je suis désolée !
-
Pourquoi l’être ? Il a bien vécu. Il a été heureux et son heure était
venue. Nul n’y échappe.
-
Je ne te reconnais pas par moment. Tu n’es pas si dur habituellement. Et je ne
te vois plus beaucoup. Je croirais presque que tu me fuis.
-
Rien de spécial pendant mon absence, Maxence ?
-
Non, c’est très calme.
-
Tu dois être rassuré, Maxime, d’avoir enfin trouvé un repreneur.
-
Je le suis surtout par le fait que Maxence est, presqu’autant que moi, amoureux
des livres. Avec lui, la boutique sera en de bonnes mains.
-
Je vais faire en sorte que cet endroit vive encore longtemps et qu’il soit
encore plus connu.
-
Super ! Je vous laisse. Je papote mais le temps passe. Je dois acheter de
nouveaux articles de papeterie pour renouveler mon fonds de commerce. À
bientôt !
-
À bientôt, Juliette ! répondent en chœur les deux hommes.
Ce qui n’a pu être dit.
- Qu’y a-t-il, Maxence ? demande Juliette
anxieuse. Où est Maxime ? J’étais à Libin et, à peine arrivée, j’ai appris
qu’il s’était passé quelque chose, qu’une ambulance et la police sont venues ce
matin. Mais vous êtes tout pâle et vous tremblez.
Pendant
un moment Maxence reste muet, sidéré. Se reprenant, il répond :
-
J’avais prévenu Maxime que j’arriverais plus tard ce matin. À onze heures,
j’étais ici. La boutique était toujours fermée mais il y avait de la lumière.
J’ai ouvert avec mes clés. J’ai appelé sans obtenir de réponse. Dans le fonds
du magasin, j’ai trouvé Maxime allongé sur le sol avec, autour de lui, des
livres qu’il a dû laisser tomber. Il ne me répondait pas. Un peu de sang lui
avait coulé du nez. J’ai voulu prendre son pouls. C’était trop tard ! Il
était encore tiède. J’ai appelé les urgences .
-
On l’a agressé ?
-
Non, la police a constaté qu’il n’y avait pas de traces d’effraction. Rien n’a
été volé. Le fonds de caisse est toujours là. Les policiers ont juste remarqué
que le vieux miroir était en mille morceaux, mais tous encore en place. Pas
d’impact. À croire qu’il s’est brisé tout seul, comme s’il avait implosé.
-
Où est Maxime ?
-
Les ambulanciers sont partis avec le corps. Je pense qu’il y aura une autopsie.
-
Oh, mon Dieu ! Maxime !
-
Je ne sais plus ce que je dois faire. Je suis perdu.
-
Pourquoi n’arrêtez-vous pas de prendre et de reposer ces livres ?
-
Ce sont ceux qui étaient près de lui. Regardez ! Vous croyez que c’est un
hasard ?
Juliette
examine leur couverture : La bibliothèque des cœurs cabossés de
Katarina Bivald, Le bouquiniste Mendel de Stefan Zweig
et La petite boutique des gens heureux de Veronica Henry.
Trois
semaines plus tard, à vingt-cinq kilomètres de là, dans l’étude du notaire de
Libramont-Chevigny, Juliette et Maxence sont assis face à une jeune femme
élégante et professionnelle. Cette dernière leur dit :
-
Nous sommes réunis pour prendre connaissance du testament que Monsieur Maxime
Dutertre nous a confié. N’ayant plus de famille, il vous a institués ses
légataires. Voyons d’abord ce qui concerne Monsieur Maxence Vergucht. Voici ce
que Monsieur Dutertre a voulu que je lise :
« Maxence,
ton arrivée a été le soulagement que j’attendais depuis si longtemps. Tu as
acheté mon magasin et tous mes chers livres. Tu les aimes autant que moi, aussi
suis-je assuré que tout cela est entre de bonnes mains. Comme tu es
suffisamment riche, ce commerce sera pour toi source de plaisir. Je me savais
condamné avec peu de temps à vivre et, grâce à toi, je suis parti en paix.
Je
ne peux t’offrir que ce qui, à mes yeux, était le plus précieux et que je
gardais près de moi, trois éditions originales. Pour certains bibliophiles, ils
ont une grande valeur mais cette race de collectionneurs et d’érudits devient
rare de nos jours. Enfin qu’importe leur valeur ! Garde-les et j’espère
que tu prendras plaisir à les lire et à les admirer. »
La
jeune femme remet alors à Maxence trois ouvrages emballés de papier de soie. Il
les déballe délicatement. Ce sont des premiers tirages, numérotés, sur papier
Japon, et signés par l’auteur : Avant le grand silence de
Maurice Maeterlinck, Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach
et La fin des bourgeois de Camille Lemonnier.
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Quant à vous, Mademoiselle Juliette Loiseau, voici ce qui vous concerne :
« Ma
Juliette, je te fais légataire de tous mes avoirs : le montant de la
boutique et ce que j’ai pu économiser au fil du temps. L’état va en prendre la
majeure partie mais le reste devrait te mettre à l’abri pendant quelques
années. J’espère que ta boutique marchera toujours aussi bien mais, si tu
devais traverser une période un peu difficile, te voilà rassurée.
Il
y a des choses que je n’ai jamais su te dire. Aussi voici pour toi quelques
disques que je te réservais depuis longtemps. »
La
notairesse remet à Juliette deux trente-trois tours : l’album de Georges
Moustaki, Le Métèque. Et celui de Serge Reggiani, Et puis.
Sur sa pochette un post-it est collé. « Ce que je n’ai jamais osé te dire
se trouve dans les paroles de la dernière plage, Il suffirait de
presque rien. Tu as été le soleil de mes dernières années. Continue de
briller, ma douce. »
Lorsque
vous viendrez à Redu, passez à la bouquinerie « Les Lignes du
temps ». Vous pourrez constater que peu de choses y ont changé. Vous
retrouverez l’ambiance qui en fait tout le charme. À la place du miroir à
parcloses est accrochée la photo de Maxime qui vous regarde droit dans les
yeux, la tête posée sur les poings, devant ses livres, un petit sourire
complice aux lèvres.